Baladin : le pionnier de la révolution craft italienne

En 2012, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la bière artisanale, l’une des rares brasseries étrangères que je trouvais dans les premières caves à bières, comme Fietje, c’était Baladin. Des bouteilles distinctes des long necks classiques, un design épuré rappelant le monde du vin, des styles innovants pour l’époque… J’ai rapidement été séduit. Il va sans dire qu’aujourd’hui encore, Baladin reste une valeur sûre, et même une véritable madeleine de Proust dans mon parcours brassicole.

Surnommé « le Jim Morrison de la craft italienne », Teo Musso est le créateur de cette entité familiale qui continue d’enchaîner les succès. Au même titre que Charles Papazian, Michael Jackson ou Garrett Oliver, il est devenu une figure historique de la bière artisanale. Un pionnier qui a voulu ouvrir les « portes de la perception » dans un pays jusque-là passionné de vin, héritage de l’Empire romain. Musso voulait prouver que la bière pouvait se montrer complexe, gastronomique, raffinée et surtout, italienne.

Teo Musso n’a pas simplement pénétré un marché : il l’a littéralement créé. En pionnier, il a su amorcer la révolution brassicole italienne, s’imposant comme un mentor et surfant sur la vague sans jamais se reposer sur ses lauriers.

Aux origines de Baladin

C’est en 1964 que Matterino « Teo » Musso voit le jour à Piozzo, un petit village niché dans le Piémont, une région mondialement réputée pour son vin, mais certainement pas pour sa bière. Si l’Italie a bien un passé brassicole, les guerres et les crises ont eu tôt fait de balayer les petits producteurs au profit des grands industriels. C’est dans ce contexte que Teo, très jeune, se rebelle contre l’hégémonie du vin. Adolescent, il refuse de boire le vin familial à table et demande de la bière, même industrielle. Un geste symbolique qui posera l’une des premières pierres de son parcours.

Plus tard, la dégustation d’une Chimay Bleue agit comme une véritable révélation. La complexité et la richesse aromatique de la célèbre trappiste belge lui ouvrent les yeux : la bière est bien plus qu’une simple lager insipide, c’est un univers de saveurs à explorer.

L’autre grande influence de Teo sera le Cirque Bidon, une troupe itinérante née en 1976 dont lui et sa compagne sont fans. François Rauline (alias François Bidon), créateur du cirque et ami du couple, les aide dans leur projet de rénovation d’un pub à Piozzo. En 1986, juste avant de repartir sur les routes, François leur suggère le nom de « Le Baladin » : le conteur. Fait amusant, le cirque existe toujours et fait chaque année son grand retour à Piozzo, au pub historique de la brasserie.

Baladin Teo Musso — Source : site officiel Baladin

La naissance du pub « Le Baladin »

C’est donc en 1986 que le projet de pub voit le jour. Teo et sa compagne Michelle rouvrent une vieille auberge abandonnée avec l’idée de créer un lieu artistique et convivial, donnant un peu de vie à leur village. Le brassage n’est pas encore à l’ordre du jour. Le bar se veut gourmand en références, avec près de 200 bières répertoriées de toute l’Europe (avec une dominance belge), chose inédite à l’époque ! Le Baladin devient le « pape » de la bière dans sa région, semant les premières graines de la révolution à venir.

Pendant une décennie, Teo voyage en Belgique. À force de côtoyer cette culture brassicole, il se lance dans le brassage en se formant auprès de deux maîtres : Jean-Louis Dits de la Brasserie à Vapeur, qui lui transmet la dimension émotionnelle et philosophique du métier, et Christian Vanhaverbeke de la brasserie d’Achouffe, qui lui apporte la rigueur technique. Cette complémentarité deviendra le fondement de sa future brasserie.

En 1996, pendant que Nicolas Cage et Sean Connery sauvent le monde à Alcatraz, Teo franchit le pas. Il installe sa première salle de brassage attenante au pub, avec un équipement de fortune conçu à partir de vieux tanks à lait modifiés. Baladin devient officiellement un brewpub, d’où sortent une blonde et une ambrée.

Là où l’on aurait pu penser que Teo allait simplement compléter son offre, il opère un virage à 180 degrés : il supprime ses 200 références pour ne servir que ses propres bières. Un geste culotté, voire suicidaire, qui déconcerte les clients au point qu’ils désertent l’établissement. L’échec commercial est brutal, mais la vision de Teo est claire : pour que Baladin devienne une marque forte, elle doit être la seule mise en lumière dans son établissement. Il décide alors de ne plus se contenter de sa clientèle locale, mais de conditionner ses créations en bouteilles pour les vendre bien au-delà de Piozzo. L’heure est à la création d’une légende.

Pub le Baladin — Source : site officiel Baladin

Créer un produit haut de gamme et sortir des sentiers battus

En 1996, dans une région viticole, après avoir totalement changé l’offre de son bar réputé, vouloir créer une marque de bière iconique relevait de la folie. Pourtant, Musso ne se démonte pas et déploie une stratégie marketing audacieuse. Au lieu de viser les bars, il reste fidèle à sa philosophie gastronomique. Il sélectionne 500 des meilleurs restaurants italiens répertoriés dans le guide « Slow Food » et leur envoie des échantillons de ses bières, dont les futures icônes « Super » et « Isaac ».

De cette manière, Teo contourne le circuit traditionnel et positionne la bière comme un produit gastronomique, et non comme un simple produit de « soif ». Cette démarche lui vaudra d’ailleurs un prix de la part de Carlsberg pour sa contribution à la culture de la bière dans la restauration.

Le succès ne se fait pas attendre et l’unité de production doit s’agrandir. Un ancien poulailler de l’autre côté de la rue est réquisitionné pour servir de cave de fermentation, relié à la brasserie par un « biéroduc », une canalisation en acier inoxydable traversant la rue principale de Piozzo.

« La Birra è Terra » : une philosophie du terroir

Le mantra de Teo Musso, « Perché la birra è terra » (« Parce que la bière, c’est la terre »), est bien plus qu’un slogan. C’est le pilier sur lequel repose toute son entreprise, une conviction qui le pousse à créer une filière agricole 100 % italienne pour la bière artisanale.

Teo a vite compris que la notion de terroir est essentielle dans le vin et la gastronomie. Pour que la bière s’impose dans ces univers, elle doit en adopter les codes. L’idée n’était pas seulement de mieux contrôler ses matières premières, mais aussi de revendiquer une véritable identité italienne. Pari réussi. Le développement de la filière s’est fait ainsi :

Les céréales : Baladin cultive ses propres orges de printemps dans la région, qui sont ensuite maltées par une malterie partenaire dans le sud de l’Italie.
Le houblon : Dès 2008, en collaboration avec des instituts agricoles, Baladin a lancé la première culture significative de houblon en Italie, avec pour objectif de créer la Nazionale, la première bière 100 % italienne.
La levure : Entre 2010 et 2011, la brasserie a isolé et sélectionné ses propres souches de levure, aujourd’hui propagées dans son laboratoire interne.

Baladin Nazionale — Source : site officiel Baladin

Une affaire de famille : le storytelling en bouteille

Teo Musso a brillamment compris l’importance du storytelling. Plusieurs de ses bières sont une chronique familiale en bouteille, créant un lien émotionnel puissant avec le consommateur et rappelant les codes des grandes familles du vin ou de la restauration.

Isaac (1997) : La première de cette série est une bière blanche de style belge, dédiée à la naissance de son premier fils, Isaac. Épicée à la coriandre et aux écorces d’orange, elle a rapidement gagné une reconnaissance internationale, notamment lorsque le célèbre « chasseur de bières » Michael Jackson la classe parmi les meilleures du monde.
Nora (2000) : Inspirée de l’Égypte ancienne, cette bière ambrée est dédiée à Nora, la compagne de Teo. Elle est brassée avec du grain de Kamut, une céréale ancestrale, et parfumée au gingembre et à la myrrhe.
Wayan (2000) : La même année naît la Wayan, une Saison complexe dédiée à sa fille. Élaborée avec cinq céréales et neuf épices, elle démontre une grande maîtrise de la tradition des bières de ferme belges.
Soraya : Plus récemment, la tradition s’est poursuivie avec la création de la Soraya, une Summer Ale portant le nom de sa seconde fille.

La Cantina : quand la bière dialogue avec le vin

Baladin excelle dans la revisite de classiques, mais c’est dans la fameuse « Cantina Baladin » que sa philosophie s’exprime le mieux. L’ancien poulailler fait désormais office de chai de vieillissement, où bière et vin trouvent un terrain d’entente. Cette série de bières vieillies en fûts est aussi un symbole fort : une manière de faire la paix avec l’héritage de son père Enrico, qui était vigneron.

La création la plus emblématique reste sans conteste la Xyauyù, un vin d’orge exceptionnel lancé en 2004. Oxydée, non pétillante, elle est pensée comme une « bière de méditation », un produit hybride se dégustant comme un spiritueux. En vérité, cette bière est un pont stratégique jeté vers le monde de la haute gastronomie, un OVNI de luxe destiné à figurer sur les étagères prestigieuses des grands restaurants.

La Cantina explore ce dialogue entre la bière et le vieillissement en barrique, avec des versions passées en fûts de whisky d’Islay ou de grands vins italiens. Teo ne cherche pas à imiter le vin ; il en emprunte les techniques pour révéler des dimensions inédites de la bière à un public néophyte voyant la bière comme quelque chose de bas de gamme, voire barbare comme le disaient les Romains et les Grecs dans l’antiquité.

Baladin Xyauyu — Source : site officiel Baladin

Le TeKu : créer le verre emblématique de la dégustation

Résumer Baladin à ses bières serait réducteur. C’est un peu comme juger The Office sur sa première saison (oui, je suis fan). Baladin est un véritable écosystème, et le verre TeKu en est une pièce maîtresse.

Constatant que ses bières complexes étaient souvent servies dans de vulgaires pintes, ce qui avait de quoi hérisser son poil, Teo a décidé de créer le contenant idéal. Après tout, on n’est jamais mieux servi que par soi-même ! Il s’associe alors à l’un des plus grands experts italiens de la bière, Lorenzo « Kuaska » Dabove, pour créer le fameux TeKu, contraction de Teo et Kuaska.

Ce verre, inspiré de la verrerie à vin, possède un design unique : une base large pour l’oxygénation, un corps qui se resserre pour concentrer les arômes, et un buvant fin et évasé pour exalter les qualités organoleptiques de n’importe quelle bière artisanale. Produit par le célèbre verrier allemand Rastal, le TeKu s’est rapidement imposé dans l’industrie et les compétitions internationales, asseyant un peu plus la crédibilité de Baladin tout en bénéficiant à l’ensemble du milieu brassicole.

Au-delà de la bière : un écosystème gastronomique

Fidèle à son idée de brouiller les frontières, Baladin a étendu son savoir-faire bien au-delà de la bière.

Beermouth : Une innovation radicale, un vermouth dont la base de vin est remplacée par la Xyauyù. Infusé avec 13 plantes aromatiques (botanicals), il a été développé avec le mixologue de renom Dennis Zoppi.
Esprit Baladin : La brasserie distille certaines de ses bières pour créer d’élégantes eaux-de-vie de bière, vieillies en fûts de chêne.
Produits dérivés : L’univers Baladin comprend aussi des sodas artisanaux (Cedrata, Spuma Nera), le premier cola équitable d’Italie (Cola Baladin), et même un Panettone de Noël glacé au Beermouth.

En résumé, Baladin ne se repose jamais sur ses lauriers. Et c’est précisément ce qui fait son charme !

Panettone Baladin — Source : site officiel Baladin et IA Gemini

Démocratisation : l’Open Source et la canette POP

Même si Baladin a fait le pari de la haute gastronomie, la brasserie n’oublie pas que la bière reste une boisson populaire. En 2008, elle lance le projet Open Baladin, une initiative inédite à travers laquelle elle publie en ligne la recette complète de l’une de ses bières, adaptée pour le brassage amateur. L’objectif est double : diffuser la connaissance et la passion du brassage, et créer un gigantesque laboratoire de R&D collaboratif.

Une autre initiative reconnue est la POP (Popular Beer), une bière artisanale pensée dès le départ pour la canette. La brasserie prouve ainsi qu’elle peut s’adresser à tous les publics. La canette POP dispose d’ailleurs d’une innovation intéressante : elle s’ouvre de manière intégrale, se transformant en un verre improvisé qui libère tous les arômes. La solution parfaite qui allie consommation nomade et expérience de dégustation qualitative.

Baladin pop — Source : site officiel Baladin

Vers l’infini et au-delà : l’expansion de Baladin

Pour diffuser sa vision, la brasserie a créé ses propres lieux de dégustation, les « Open Baladin ». Le plus emblématique est l’Open Baladin Roma, situé dans le magnifique quartier de Trastevere. Bar que j’ai eu la chance de visiter et qui fut une véritable expérience brassicole. Ces bars ne sont pas seulement dédiés à Baladin, mais à tout l’univers brassicole artisanal italien. On y trouve une sélection des meilleures brasseries du pays. Baladin ne se positionne pas en dominant, mais en leader bienveillant de la scène nationale.

Baladin ne se positionne pas en dominant, mais en leader bienveillant de la scène nationale.

L’une des expansions les plus spectaculaires reste le partenariat avec le géant italien de la croisière, MSC. Teo Musso a réussi le pari fou d’installer une microbrasserie au sein des navires MSC World Europa et MSC World America. La gamme unique, nommée « Oceanic », est brassée avec de l’eau de mer dessalinisée et comprend Pils, Bitter, Wheat, IPA et NEIPA. Un coup marketing extraordinaire qui n’est pas sans rappeler l’histoire du fameux HMS Menestheus. A noter qu’aujourd’hui d’autres navires ont installé des microbrasseries au sein de leurs navires.

Enfin, l’expansion internationale de Baladin, qui touche près de 60 pays, doit beaucoup à Alvise Lunardi, le directeur des exportations. Véritable « témoin de Jéhovah de la bière artisanale », il parcourt le monde en appliquant la stratégie historique de Teo : viser non pas l’acheteur de bière classique, mais le sommelier. Le concurrent direct sur une carte de restaurant n’est alors plus une autre bière, mais un vin. Ce positionnement stratégique, allié à des bières équilibrées et des bouteilles élégantes, a permis à Baladin d’intégrer les meilleures tables du monde.

Baladin MSC Brewery oceanic — Source : MSC

La relève est assurée : l’avenir de Baladin

La brasserie est une structure familiale, et Teo prépare d’ores et déjà l’avenir. En 2022, il a publié le roman graphique « Beer Revolution » (illustré par Sualzo), un carnet de voyage pédagogique qui rend l’univers de la bière artisanale accessible à un large public.

La bière « Isaac » porte le nom de son fils, qui est déjà pleinement impliqué dans l’entreprise. Isaac a récemment lancé une campagne de financement participatif par actions (equity crowdfunding) nommée « Be Revolution ». Plutôt que de s’ouvrir à un grand groupe, Baladin invite sa communauté à devenir actionnaire pour préserver son indépendance. Le projet repose sur trois piliers :

Croissance Organique : Assurer un développement sain et durable.
Projet ESG (Environnemental, Social, Gouvernance) : Renforcer l’engagement éthique « la bière, c’est la terre ».
Startup Innovante : Créer une nouvelle brasserie pour garantir que l’esprit d’expérimentation restera au cœur de l’ADN de Baladin.

Isaac poursuit et redynamise ainsi le mouvement initié par son père, traçant une route claire pour la prochaine génération.

Baladin isaac — Source : site officiel Baladin

Conclusion : plus qu’une brasserie, une institution

Baladin est devenue une véritable institution gastronomique italienne et pas uniquement sur la scène brassicole. Le parcours de Teo reste à mon sens un exemple assez unique d’une personne dont le moteur principal reste la conviction que la bière doit être vue à sa juste valeur. De bar à bières à légende brassicole, Musso a toujours su avancer et garder un temps d’avance. Une des stratégies dont je suis admiratif c’est cette envie de fédérer, chose que je fais à mon échelle et que je continuerais toujours à faire tant il est important de fédérer si l’on veut que la bière retrouve ses lettres de noblesse auprès du grand public. Baladin c’est une brasserie avec une âme, une vision, elle dispose d’un récit puissant et d’une équipe hors du commun avec qui j’ai la chance de partager un repas lors de ma présence à Rimini au Beer & Food attraction. Isaac et Alvise ont été des hôtes fantastiques et témoignent de la bienveillance constituant l’ADN de Baladin.

Aujourd’hui Baladin se fait plus rare en France, un distributeur parisien en vend mais on ne trouve plus, à regret, les belles bouteilles de la brasserie au sein des cavistes et bars crafts. Avant que Biere Academy ne doive fermer ses portes, il était prévu de me fournir en direct auprès d’eux et organiser un évènement, malheureusement le destin en a décidé autrement. Soyez assurés cependant, que le jour où un nouveau bar sera créé par nos soins, nous proposerons bien évidemment de la Baladin à la carte.

En attendant, je vous invite à découvrir et gouter les bières de Teo et son équipe, c’est une expérience gustative assez folle dont on ne revient pas indemne.